Cuba 6 — Arnaque ou une question de survie ?


Quand nous voyageons, nous acceptons d’office de nous ouvrir à des expériences différentes et parfois... déroutantes. 

C’était notre premier soir à La Havane. Sachant que la sécurité était maximale dans le coin de l’hôtel de luxe Iberostar Parque Central que nous habitions, nous avons décidé de chercher un dépanneur local pour nous procurer des bouteilles d’eau à un prix plus satisfaisant que ce que l’hôtel nous chargeait. Vivre de façon somptueuse ne veut pas dire que nous acceptons de nous faire flouer par tous les moyens... 

La chaleur était à peine tolérable. Les bruits de Klaxon et des moteurs nous étourdissaient. L’humidité empêchait le nuage de pollution dégagé par les voitures anciennes de se déplacer vers le ciel. Nous étouffions. Je m’ennuyais presque de la neige de chez nous.

Nous marchions depuis plusieurs minutes dans cette atmosphère plutôt... intense quand nous avons identifié l’épicerie Harris Brothers. Bien sûr, c'était à l’heure de la fermeture. Un couple de jeunes cubains nous aborde sur l’entrefaite. Une conversation s’ensuit, à moitié en anglais, à moitié dans ce langage cubain où la fin des mots n’est jamais prononcée. L’homme comprend que nous sommes déçus de ne pas avoir trouvé d’eau embouteillée. Il s’avance vers le magasin, argumente avec un employé et réussit à nous faire entrer malgré l’heure tardive. 

Nous avions entendu parler de cette méthode des Cubains de faire ce genre d’arnaque. On t’aide... puis tu nous rends service ensuite. Rien de bien méchant, mais désagréable tout de même. Par contre, nos deux jeunes n’avaient encore rien laissé transparaître. La discussion allait bon train sur nos origines, notre voyage, etc. Nous étions contents de payer notre eau 1,50 CUC la bouteille au lieu de 8,00 CUC demandé à l’hôtel. Nous prenons deux litres.

C’est ainsi que la conversation a dévié. Le couple avait deux enfants et il leur était difficile de trouver du lait pour leurs bébés, car, même si les touristes peuvent acheter tout ce qu’ils veulent, les Cubains n’ont pas cette chance. Une discussion très rapide s’ensuit entre l’homme et la commis; quatre sacs de nourriture séchée apparaissent sur le comptoir. La dame munie d’une calculatrice me montre le prix : 13 CUC... juste le montant qu’on vient de sauver... Tiens donc... 

Perplexe, je prends un sachet dans mes mains pour mieux l’examiner. Du lait en poudre. Sur le côté, un mode d’emploi pour différents âges : Six mois, 12 mois, 18 mois et 24 mois. Je me souviens que dans les pays latino, on ne boit du lait que lorsqu’on est un bambin... 

J’ai encore un doute. J’observe leurs doigts. Tous les deux portent un jonc de mariage. Ce pourrait être pour notre bénéfice... Puis je regarde la mère droit dans les yeux. Je demande quel âge ont les bébés. Dix-huit mois. Des jumeaux. Une fille et un garçon. Elle me donne leurs noms que je ne retiens pas. Ses yeux brillent de cet éclat reconnaissable. Comme ceux de mes enfants quand ils parlent de leurs rejetons. Son visage est soucieux, une sorte de peur qu’on refuse l’entente. 

Je suis perplexe. Sommes-nous en train de nous faire arnaquer ? Ou plutôt, est-ce que ce couple cherche à survivre à leur façon ? Je jette un regard vers Denis et je sens que j’ai toute la liberté de décider de la suite des évènements. Le jeune homme a la larme à l’œil. Est-il si bon acteur ? Ou plutôt... craint-il que je refuse ? 

Je suis perplexe. Si je m’attendais à ce genre de tentative d’arnaque pour qu’on nous vende du rhum ou du tabac, jamais je n’aurais cru qu’un jour j’hésiterais à acheter du lait pour des enfants... Le calcul se fait vite. 13 CUC. On n’en mourra pas. De toute façon, que peuvent-ils faire avec du lait en poudre ? Je me tourne vers la dame derrière le comptoir et je termine la transaction pour les quatre sacs. 

Le couple est très ému. À leur dire, la quantité acquise leur durera au moins trois mois. La commis me sourit et, les yeux brillants, elle me donne un magnifique « gracias por los ñinos... » Je ne sais pas si elle parle des bébés ou des jeunes parents, mais je souris en retour. 

Denis et moi nous avons discuté de l’incident pendant des jours sans vraiment pouvoir conclure le débat. Nous avons agi avec notre cœur. Je demeure convaincu que, s’il y a eu arnaque, le résultat en était valable. Un peu plus tard, j’ai eu l’occasion de questionner des gens de la place. Ils ont tous confirmé la grande difficulté pour les Cubains de se procurer des provisions souvent essentielles en raison de la rareté alors que les touristes qui débarquent peuvent acheter tout ce qu’ils veulent à gros prix. On ne parle plus d’arnaque, mais d’injustice. J’en ai encore les dents serrées et le frisson parcourt mon corps. 

 Nous avons possiblement payé le lait en poudre plus cher qu’il ne vaut... et puis après ? 

J’ai finalement décidé de ne plus me questionner sur le sujet, reléguant l’incident au rang des bonnes actions que le hasard des routes du monde nous permet parfois d’accomplir. 


Suzie Pelletier 

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