* * * Autres textes sur divers sujets * * *
Je n’ai pas beaucoup écrit sur mon blogue au cours des dernières semaines. Je corrige. J’ai six ou sept billets en chantier, mais je n’ai publié aucun d’eux pour le moment. J’ai plutôt mis mon énergie à terminer le tome VI - Emmanuel de la série Le Pays de la Terre perdue et à la traduction du tome I - Le réveil, de la même série. Je me suis reposée aussi, j’ai jardiné presque tous les jours et j’ai lu plusieurs livres.
Aujourd’hui, je termine l’un de ces textes qui trottent dans ma tête depuis quelques jours, parce que l’une des nouvelles répétées dans tous les quotidiens ces derniers jours me replonge profondément dans mes souvenirs. Il y a de ces événements qu’on n’oublie jamais. Jamais. Le contexte : La base des Forces armées canadiennes de Valcartier; le 30 juillet 1974; une grenade « live » éclate dans une classe de cadets; le résultat reste effarant : 65 blessés, dont trois militaires et 6 morts, tous des cadets. Je me souviens de ce jour où l’horreur a frappé. Une terrible catastrophe qui nous a tous atteints profondément. J’y étais, non pas dans la classe de cadets, mais pas très loin dans un cours d’élève officier. Ce jour-là, l’atmosphère sentait la terreur. Les ambulances sonnaient la détresse. Les militaires couraient partout en tentant de rassurer tout le monde. Le système téléphonique s’est embourbé et je n’ai pu rassurer mes parents que tard en soirée. J’avais peur. Ça aurait pu être l’une de nos compagnies...
Puis la vie a continué. Notre jeunesse et notre soif de vivre nous a fait oublier la catastrophe en quelques jours. L’horreur, les morts et les blessés aussi. La vie nous attendait et nous voulions la vivre en accéléré. Pas le temps pour la compassion.
D’autres images surgissent dans ma tête.
Je me souviens du 13 août 1974. C’était ma fête, j’avais 20 ans et mon avenir était assuré. Je me revois, assise en tailleur sur mon lit dans la chambre à quatre, à la caserne, tard en soirée. Je suis seule, mes camarades étant restées au mess pour boire à ma santé. Je ne bois pas. Je suis donc revenue pour passer aux choses sérieuses. J’appelle ce moment l’heure des choix. Devant moi, étendues sur la couverture rouge qui recouvre mon lit, se trouvent les offres de quatre universités. Je les ai relues, une par une. Puis j’ai mis les trois refus dans leur enveloppe de retour et j’y ai collé un timbre. J’ai relu celle de Laval. Ouais. L’université Laval à Québec offrait le meilleur programme à mon avis. Une carrière en océanographie m’attendait. De longues études, mais un rêve magnifique : devenir le Jacques-Yves Cousteau québécois. Ça passait par une maîtrise à l’université Fraser de Vancouver et un doctorat à Barcelone. Je me voyais prendre les commandes d’un bateau comme la Calypso, pour étudier les océans. Ce soir-là, mes mains tremblaient d'anticipation quand j’ai mis mon acceptation dans l’enveloppe. J’ai dû m’y prendre à deux fois pour mouiller le dos du timbre, tant ma bouche était sèche.
Une autre image surgit dans ma tête. Le 18 août 1974. J’avais 20 ans et cinq jours. J’appelle ce moment la déchirure. Un saut. Un seul. Mon pied gauche se dépose mal sur le sol. Mon genou lâche. La douleur me fait perdre connaissance. Partie en ambulance, je me réveille dans un lit d’hôpital.
Quelques semaines plus tard, je me présente à l’hôpital de Valcartier pour un suivi. La veille, on m’avait cavalièrement recommandé de changer de carrière. « Le genou emmanché de même, me dit le médecin, tu ne pourras pas travailler sur les bateaux ». Mon rêve s’était évanoui dans cette parole juste, mais qui m’avait écorchée. Ce matin-là, je serrais les dents. Je marchais lentement en m’aidant de béquilles, ma jambe gauche devenue inutile. Je déambulais comme un automate, en regardant le sol plutôt que devant moi. J’étais en colère. On m’avait volé mon avenir. Je me suis laissée lourdement tomber sur un banc, plaçant négligemment mes outils de marche à côté d’une autre paire de béquilles. J’ai fixé le mur en face de moi, notant les éraillures dues au passage du temps, sans me soucier de ce qui m’entourait.
— Bonjour. Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
Je sursaute. Je ne veux pas parler. Je ne veux pas qu’on me parle. Je veux vivre ma rage toute seule. J’examine mon voisin d’un regard courroucé. Un uniforme de cadet. 14 ans, 15 peut-être. Une jambe en moins. Un bras enveloppé; une brûlure sans doute. J’ai le réflexe de regarder ma jambe enflée et douloureuse. Elle est toujours là, elle. Elle ne sera plus jamais la même, mais elle guérira, c’est sûr. Un motton se coince dans ma gorge. Il me parle à nouveau.
— Je quitte l’hôpital aujourd’hui. J’attends mon père.
J’ai la bouche sèche. Je n’arrive pas à articuler un seul mot. Mes idées s’emmêlent. Ma tête tourne et ça me donne la nausée. Je me traite d’égocentrique parce qu’il y a pire que moi et que je pleure sur mon sort. Lui est unijambiste. Ma jambe fait tellement mal. Je ravale. J’ai le goût de pleurer, mais je ne sais plus pour qui. J’essaye de parler.
— Tu vas faire quoi maintenant ?
Le jeune homme me regarde longtemps avant de parler.
— Je ne sais pas. Je vais terminer mon secondaire puis je verrai après. Moi j’ai une vie, mais six de mes camarades l’ont perdue. Je leur dois de faire du mieux que je peux, pour ne jamais les oublier. Pour le reste de mes jours.
— Oui, mais... Tu vas faire comment ? dis-je en pointant l’absence de son membre.
— Un pas à la fois... me dit-il en regardant l’espace où sa jambe aurait dû être.
Je n’ai jamais oublié cette conversation. J’ai appelé ce moment le début de ma guérison. À la suite de cette rencontre, j’ai levé la tête et redressé les épaules. J’ai foncé dans la vie, à la vitesse de mes béquilles, puis d’une canne. Toujours en boitant. L’expression « un pas à la fois » s’est transformée en leitmotiv chaque fois que la vie m’a bousculée. Ma volonté de « savourer chaque seconde intensément » est devenue le fondement principal de ma philosophie de vie. Je savais que j’aurais mal toute ma vie, ma jambe étant irrémédiablement brisée. J’avais perdu mon rêve d’avenir, mais il m’appartenait d’en inventer d’autres. J’avais une vie.
Je dois une partie de ma guérison longue et pénible à l’un des survivants de cette tragédie du 30 juillet 1974. Étant réserviste, on m’a bien traitée. On n’a jamais lésiné sur les services médicaux, psychologiques et financiers. Mes blessures ont guéri et j’ai appris à laisser la vie me faire des cadeaux : un mariage heureux, des enfants magnifiques, des petits-enfants surprenants, une bonne santé physique et mentale, une carrière bien remplie.
J’ai été mieux traitée avec ma blessure, invalidante certes, mais mineure comparée à celle des cadets. Je suis contente de constater que l’on reconnaît enfin la douleur des survivants de cette catastrophe. Mais ce retard de 41 ans à reconnaître et à compenser la douleur physique et mentale qu’ils ont subie est inacceptable. Les excuses faites par le ministre de la Défense nationale ne remplaceront jamais ces années d'enfer que ces gens ont vécues en raison du manque de soins appropriés. Comme si la catastrophe s’était poursuivie pour eux pendant 41 ans. C’est atroce !
Moi, je n’ai jamais oublié ce cadet que j’ai rencontré à Valcartier. Je ne sais pas son nom, je ne sais pas ce qu’il est devenu, mais cela n’a aucune importance. Il garde une place de choix dans mon cœur et dans ma mémoire.
Suzie Pelletier
Merci d’encourager l’édition indépendante
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